Alors que l’on s’apprête à célébrer le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Claude Debussy par des colloques, des publications et des concerts, il nous a semblé opportun, dans le cadre de la réflexion entreprise sur les rapports texte-musique dans les œuvres vocales tout au long des précédents numéros de la revue Musicorum, de consacrer un ensemble d’études aux mélodies de ce compositeur afin de proposer au lecteur non un panorama complet mais plutôt un échantillon des recherches musicologiques menées actuellement sur ce corpus. Il sera question ici, plus spécifiquement, des recueils de mélodies sur des poèmes de Verlaine et de Mallarmé (bien que soit aussi abordée plus d’une fois la question des relations que la pensée musicale de Debussy entretient avec l’esthétique baudelairienne).
Si la conjonction Mallarmé-Debussy a déjà été maintes fois étudiée – et son importance soulignée à juste titre –, il n’en est pas de même de la conjonction avec Verlaine qui a pu sembler, aux yeux de certains commentateurs, superficielle voire accidentelle, quand elle n’était pas tout simplement considérée comme peu significative pour tenter de définir la spécificité de la poétique musicale debussyste. Ce jugement, qui a de quoi surprendre, est parfaitement résumé par une remarque figurant en note en bas de page, en préambule à l’analyse que Célestin Deliège a consacrée à la première des cinq mélodies sur des poèmes de Baudelaire, « Le Balcon », et qu’il vaut la peine de citer ici intégralement :
« Il peut paraître étrange, voire même tendancieux, que nous n’abordions pas ici les aspects de la conjonction Debussy-Verlaine. La raison de cette abstention est que ces aspects ont été découverts de bonne heure et sont même à l’origine des nombreux lieux communs qui circulent encore sur l’œuvre de Debussy. S’il y a eu conjonction Debussy-Verlaine, celle-ci n’a été que très momentanée et ne concerne qu’une part des ouvrages de jeunesse du musicien. Insister sur ce point équivaudrait à limiter les perspectives du lecteur. Debussy a voué à la poésie de Verlaine une profonde admiration, mais il n’en résulte pas pour autant qu’au niveau d’une analyse structurale, des points de corrélation puissent être établis. Au contraire, sans chercher à manier le paradoxe par plaisir, on pourrait peut-être même avancer que le second recueil de mélodies écrites sur des poèmes de Fêtes galantes ne porte pas de traces d’une empreinte verlainienne. Dans ces mélodies, la musique achève le contenu émotionnel des poèmes, en respecte la prosodie et le découpage, mais on n’y constate pas de conjonction au niveau de la poétique proprement dite, si l’on veut bien conserver au mot ‘poétique’ son sens étymologique. »
A l’encontre de cette opinion, formulée peut-être de façon quelque peu hâtive et fondée sur des inexactitudes (« Dans ces mélodies, la musique achève le contenu émotionnel des poèmes, en respecte la prosodie et le découpage, […] »), il est permis de se demander aujourd’hui si cette conjonction ne s’établirait pas à un niveau plus profond de leur poétique respective qu’Adorno avait déjà clairement discerné, quant à lui, dans sa Théorie esthétique et qui aurait trait à une mise en question du sens et du telos qui lui est assigné par un ensemble de procédés déjouant les attentes traditionnelles et faisant droit à l’équivoque, à l’incertain, à l’ambivalence du devenir. Il convient, notamment, de prêter attention aux écarts prosodiques en tant qu’agents de l’expressivité ainsi qu’aux nombreux déplacements d’accents dans la partie vocale qui peuvent avoir pour fonction, dans la première mélodie du second recueil de Fêtes galantes par exemple, de laisser émerger un sens second, latent, dont l’écoute conserve l’empreinte durable et troublante (impression à laquelle le dernier vers du poème « Les ingénus » semble précisément faire allusion : « Que notre âme, depuis ce temps, tremble et s’étonne »). L’idéal baudelairien d’une « prose lyrique » n’a pas pour autant disparu des mélodies composées en 1904 sur des poèmes de Verlaine et trouve peut-être en elles, paradoxalement, l’une de ses réalisations les plus accomplies, l’influence wagnérienne encore décelable dans les Cinq poèmes de Baudelaire (1887-89) s’étant dissipée au profit d’un style plus personnel, à la fois elliptique et suggestif. L’art de la composition que Debussy y déploie sur le plan syntaxique et formel atteste l’importance qu’il accorde, tant en musique qu’en poésie, à ce qu’il appelle la « mise en place », de laquelle dépend l’activation des ressources du langage – ce par quoi une « œuvre d’art » méritant pleinement ce qualificatif s’écarte de l’usage quotidien de la langue pour s’organiser selon ses lois propres.
Les mélodies de Debussy ne sont pas sans poser de délicats problèmes d’interprétation aux chanteurs : pour tenter de les résoudre – pour trouver l’expression « juste » –, il peut être d’une grande utilité de connaître, par l’intermédiaire des rares archives sonores qui nous sont parvenues, la restitution vivante qu’en ont proposée leurs premiers interprètes, mais aussi les documents relatifs à l’art de la diction à l’époque de Debussy, qu’il s’agisse de lectures poétiques à voix haute ou de déclamations théâtrales par de grandes tragédiennes (de même que la connaissance de l’art des diseuses de cabaret berlinois peut s’avérer d’une aide précieuse pour interpréter le sprechgesang dans Pierrot lunaire). Dans quelle mesure ces enregistrements anciens ou ces témoignages consignés a posteriori peuvent-ils nous guider aujourd’hui dans l’exécution du phrasé ou dans la compréhension de la prosodie ? L’écriture vocale de Debussy a-t-elle pu être elle-même influencée de quelque façon, au fil des remaniements successifs des Ariettes par exemple, par l’écoute attentive que le compositeur a prêtée à certains acteurs de son temps (l’on pense à Mounet-Sully) ou à des cantatrices dont l’interprétation témoignait d’une particulière intelligence du texte ? L’on sait, par certains propos tenus dans sa Correspondance, qu’il admirait la musicalité du chant de Ninon Vallin qui créa les Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé et il n’est pas exclu que la décision de composer cet ultime recueil de mélodies en 1913 ait été motivée au moins autant par l’art de cette cantatrice que par la récente édition des œuvres poétiques de l’auteur de L’Après-Midi d’un Faune.
Dès leur première audition, les Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé ont suscité de nombreux commentaires, parfois contradictoires, qui conditionnent encore aujourd’hui, sans même que nous en soyons toujours conscients, l’appréciation que nous portons sur cette œuvre tant il est vrai que son histoire, loin de s’arrêter aux circonstances de sa création, est inséparable des jugements formulés à son égard qui la reconstruisent tout en la recevant : aussi est-il du devoir de la musicologie de retracer les étapes successives de sa réception en étudiant comment s’est fixée progressivement, au fil des comptes rendus de concerts et des textes qui lui ont été consacrés durant une quarantaine d’années, l’image attachée à la production musicale du dernier Debussy. Fondé sur une longue et patiente collation des sources publiées, le travail de l’historien se double d’une réflexion critique portant sur les critères du jugement esthétique : l’approche comparatiste des textes permet de dégager le processus par lequel se forment des lieux communs mais aussi de distinguer certaines intuitions éclairantes, perspicaces, qui ont su déceler avec finesse les caractères propres et les enjeux compositionnels de cet ultime opus mallarméen.
Les articles ici réunis sont les actes d’une journée d’études qui s’est tenue le 9 septembre 2010 à l’Université François-Rabelais (Tours) dans le cadre de l’équipe de recherches « Histoire des Représentations ». Je remercie son directeur, M. Jean-Jacques Tatin-Gourier, d’avoir apporté son soutien à l’organisation de cette journée ainsi qu’à la présente publication. Je tiens enfin à remercier tout particulièrement Laurine et Claude Quetin sans l’aide amicale desquels la réalisation de cet ouvrage n’aurait pu être menée à bien ; l’occasion m’est donnée ici de leur exprimer ma profonde reconnaissance.
Denis Vermaelen, Université François-Rabelais de Tours