Dans l’univers de Richard Wagner, Les Maîtres chanteurs de Nuremberg occupent une place à part, malgré des traits caractéristiques qui lient les Maîtres tantôt à l’une, tantôt à l’autre de ses œuvres :
• 1. Le compositeur a trouvé la matière des Maîtres chanteurs dans l’histoire : Hans Sachs (1494-1576) est le plus célèbre parmi les poètes allemands du XVIe siècle, les autres maîtres sont aussi des personnages réels. Bien qu’il préfère des sujets mythiques ou légendaires, Wagner traite aussi des sujets historiques dans Rienzi (1842) et Tannhäuser (1845). Rienzi suit les principes du grand opééra français pour mettre en scène Cola di Rienzo (1313- 1354), tribun du peuple et restaurateur de la république romaine admiré par Pétrarque ; l’intrigue amoureuse est de l’invention de Wagner, tout de même, l’opéra offre une image assez fidèle de la situation politique à Rome durant l’exil avignonnais du pape. Par contre, Tannhäuser et Les Maîtres chanteurs (conçus, en 1845, comme « heiteres Satyrspiel » à Tannhäuser, cf. Buschinger) mettent en scène des personnages imaginaires portant des noms historiques : le Sachs des Maîtres ressemble sous bien des angles à son créateur (cf. Tschörner) ; Tannhäuser éprouvant au Venusberg de l’ennui au lieu du repentir qui tourmente le péécheur médiéval est assez proche des héros romantiques.
• 2. Appartenant au XVIe siècle, le sujet des Maîtres chanteurs est le plus moderne parmi ceux que Wagner ait traitéés. Le compositeur a une préférence nette pour les périodes archaïques : Au début de L’Anneau du Nibelung, le contrat social (cf. Rousseau) vient d’être signéé (L’Or du Rhin) ; à la fin (Le Crépuscule des dieux), les hommes, que La Walkyrie a fait entrer dans l’histoire, ont établi une société hiérarchiséée, mais il n’existe pas encore de pouvoir central : Gunther serait une espèce de warlord, un seigneur de la guerre faisant la loi dans son territoire au bord du Rhin ; évidemment, Clovis Ier (ca. 465-511) n’a pas encore fondé le royaume des Francs.
Les légendes médiévales de Tristan et Iseut, de Perceval/Parzival et de son fils Lohengrin sont toutes liées à la geste du roi Arthur, dont le modèle historique serait un chef militaire des Bretons du début du 6e siècle. Le poème moyen-haut-allemand Lohengrin (fin 13e s.) raconte déjà que le protagoniste, ayant secouru Elsa par ordre d’Arthur, fait hommage au roi Henri et participe à la guerre contre les Hongrois. Donc, ce n’est pas Wagner qui a fait du roi allemand Henri Ier (919-936) un contemporain d’Arthur.
Les Fées (Die Feen), premier opéra achevé de Wagner, est situé hors du temps historique, dans un moyen âge de conte populaire. Le protagoniste de Tannhäuser appartient à la deuxième moitié du 13e siècle, Rienzi (Cola di Rienzo) au 14e ; l’action de La Défense d’aimer (Das Liebesverbot), baséée sur une comédie de Shakespeare (Measure for Measure) se passe au 16e siècle. L’action fantastique du Vaisseau fantôme (Der fliegende Holländer) ne peut pas être datée ; pourtant, le personnage de Daland, bourgeois âpre au gain, semble appartenir plutôt aux temps modernes (par exemple, à la période des grandes découvertes) qu’au moyen ââge.
Parmi les œuvres situées au 16e siècle (La Défense d’aimer, Les Maîtres chanteurs, peut-être Le Vaisseau fantôme), il n’y a que les Maîtres qui ont un protagoniste historique, bien connu au public lettré du 19e siècle : c’est Hans Sachs qui, pour les contemporains de Wagner, positionne Les Maîtres chanteurs géographiquement et chronologiquement à Nuremberg, ville libre d’empire qui, au 16e siècle, se développait grâce à la « symbiose génératrice » de « l’artisanat, [de] la science et [de] l’art » :
Grâce au commerce qui reliait cette métropole à presque tous les pays alors connus, grââce aux entreprises artisanales qui fabriquaient et exportaient des produits spécialisés, grâce enfin à une série d’importantes découvertes, Nuremberg […] s’était éélevé au rang d’une communauté prospère […].
L’image de cette ville, « lieu de sécurité et de bien-être, de richesse matérielle aussi bien qu’intellectuelle, de quiétude douillette et de voisinage familier », offrait au regard, nostalgique bien qu’optimiste, des spectateurs une copie réduite et simplifié de leur monde àà eux.
• 3. Fait singulier dans son œuvre, Wagner a inventé l’intrigue des Maîtres chanteurs, du moins en partie : en général, il s’inspire d’’un modèle littéraire. Le livret des Fées est basé sur La donna serpente de Carlo Gozzi, La Défense d’aimer sur Measure for Measure de Shakespeare ; le compositeur a trouvé la légende du Vaisseau fantôme chez Heine (Aus den Memoiren des Herren von Schnabelewopski) ; Edward Bulwer-Lytton (Rienzi or the Last of the Tribunes, 1835) and Mary Mitford (tragéédie Rienzi, 1828) lui ont suggéré la trame de Rienzi.
À partir de Tannhäuser, Wagner se laisse inspirer presque exclusivement par les épopées et les romans médiéévaux. La signification des poèmes de Wolfram von Eschenbach ou Gottfried von Straßburg est complexe ; généralement, les mythes du moyen âge nous ont été transmis dans plusieurs versions qui se complètent ou se contredisent. Wagner peut donc combiner des éléments hétéroclites, d’origine différente, pour générer sa propre version du mythe –– par exemple, une relecture de l’histoire de Perceval/Parzival à la lumière de la philosophie de Schopenhauer.
Selon son propre témoignage, Wagner aurait trouvé des détails amusants sur les maîtres chanteurs, les Meistersinger, et sur Hans Sachs dans l’histoire de la littérature allemande de Gervinus ; pour compléter sa documentation, il aurait eu recours aux travaux des germanistes, et surtout au livre de Wagenseil (1697) sur les Meister-Singer (Buschinger). Or, ses sources principales, et qu’il ne mentionne jamais, sont un drame de Johann Ludwig Deinhardstein (1827) et le livret de l’opéra qu’’Albert Lortzing en a tiré (1837 ; Gier). Ces modèles, auxquels il faut ajouter quelques autres, p.ex. la nouvelle Meister Martin der Küfner und seine Gesellen (Buschinger), Richard Wagner les traite exactement comme ses sources médiévales : Il y prend des motifs, plus ou moins isolés – chez Deinhardstein, la rivalité entre Walter (le jeune Sachs, chez Deinhardstein) et Beckmesser (Eoban), le désaccord entre Sachs et les maîtres sur la poétique et l’importance des règles, etc. ; chez Lortzing, le personnage de David (Görg, chez Lortzing), le vol d’un poème (mais chez Lortzing, au lieu de Beckmesser- Eoban, c’est Görg qui s’empare du manuscrit), etc.etc. –, et il les réarrange de façon qu’ils forment une trame, et produisent une signification, entièrement nouvelles.
• 4. La genèse des Maîtres chanteurs de Nuremberg, comme celle de l’Anneau du Nibelung, fut très longue : La première ébauche des Maîtres date de 1845, le livret fut terminé en janvier 1862, la composition en octobre 1867 – cela fait 22 ans trois mois, contre 26 ans et demi (de 1848 à 1874) pour la tétralogie. La gestation difficile explique bien des particularités des Maîtres : En 1845, Wagner, maître de chapelle de la cour royale à Dresde, dirige régulièrement les opéras de ses contemporains allemands et français ; il connaît donc à fond la dramaturgie de Lortzing, et les formes musicales de l’opéra-comique, dont les traces restent visibles dans les Maîtres de 1867.
Jamais Wagner ne s’est autant attaché à la convention des numéros séparés qu’il avait rejeté (sic) dans les écrits esthétiques de Zurich. Ensembles, chœurs, ariosi en forme de chansons éémaillent les deux premiers actes de la partition. Par ailleurs, les harmonies expérimentées dans les ouvrages précédents (Tristan en particulier) reculent devant de grandes sections diatoniques, dominéées par la tonalité d’ut majeur, redevenues indifférentes à l’enharmonie et au chromatisme.
Quelques-uns des ‘numéros’ comptent parmi les pages les plus populaires de Wagner (surtout le Preislied, le chant de concours de Walter) ; tout de même, il s’agit d’une simplicité retrouvée, qui se souvient de l’harmonie novatrice du Tristan.
En 1854, Wagner découvre la philosophie d’Arthur Schopenhauer. À ce moment, les quatre livrets de L’Anneau du Nibelung, et une partie considérable de sa musique sont terminés. Il expliquera plus tard qu’il n’avait rien à changer dans son œuvre puisqu’il avait pressenti intuitivement l’essentiel de la philosophie de Schopenhauer. Cependant, il l’a repensée et a modifiéé la fin du Crépuscule des dieux.
Le livret des Maîtres chanteurs de Nuremberg a été redigé entre novembre 1861 et janvier 1862. En ce qui concerne la trame, Wagner ne s’éécarte guère du plan noté en 1845 ; tout de même, l’influence des idées philosophiques et esthétiques de Schopenhauer est évidente (cf. Gier). Les Maîtres sont l’opéra du Wahn (la folie), qui correspond au Wille zum Leben (le vouloir-vivre) de Schopenhauer, comme Parsifal sera l’opéra du Mitleid (la compassion), sentiment qui, selon le philosophe de Francfort, mène à la rédemption en anéantissant le vouloir-vivre.
• 5. Les Maîtres chanteurs sont l’opéra d’une ville : Nuremberg et la masse de ses habitants y jouent un rôle de premier plan. En général, dans le théâtre de Wagner, le lieu de l’action a assez peu d’importance : Les Fées et Parsifal sont situés au royaume du conte populaire, donc aux pays de nulle part ; Cornwall et la Bretagne dans Tristan restent tout aussi vagues. Dans La Défense d’aimer, un Palerme imaginaire symbolise la sensualitéé et la joie de vivre de la Méditerranée, tandis que Rome, dans Rienzi, semble moins un espace que la concrétisation d’une idée de la république et des droits civils. La Norvège du Vaisseau fantôme n’a rien de spécifique, elle représente le Nord, les brumes et les tempêtes, l’action pourrait être située aussi bien en Écosse, par exemple.
Grâce à Martin Luther et à la fête des associations d’étudiants, en 1817, la Wartburg près d’Eisenach est devenue un lieu de mémoire. Dans Tannhäuser, nééanmoins, Wagner ne tient guère compte des associations patriotiques évoquées par ce nom. Dans Lohengrin, la scène est à Anvers, mais il semble que l’histoire pourrait se passer tout aussi bien à Clèves ou à Boulogne-sur-Mer.
Deux lieux, pourtant, sont hautement significatifs : les bords du Rhin dans L’Anneau du Nibelung, et Nuremberg dans les Maîtres chanteurs. Dans les deux cas, Wagner reprend un mythe dramatique : le Rhin a été découvert par des voyageurs anglais, vers la fin du 18e siècle ; assez vite, les sites pittoresques au bord du grand fleuve deviennent le théâtre de légendes recueillies, ou inventées, par les écrivains. Nuremberg, ville de l’art et d’un passé idéalisé, doit sa gloire à des ‘‘voyageurs enthousiastes’ comme Wilhelm Heinrich Wackenroder, E.T.A. Hoffmann (Buschinger) et quelques autres. À un moment donné, le compositeur rêvait la création de la Tétralogie dans un thééâtre provisoire aux bords du Rhin ; ses idées là-dessus restent assez vagues, tandis que le projet d’une mise en scène des Maîtres chanteurs à Nuremberg n’éétait pas tout à fait chimérique (Piontek).
Pour Wagner, le Nuremberg de Hans Sachs n’est pas seulement un décor pittoresque, c’est le lieu d’une utopie : Dans cette ville singulièère, l’esthétique prime la politique. À la fête de la Saint-Jean, les habitants se rassemblent devant la ville, mais il ne s’agit pas d’élire un nouveau maire ou de discuter des impôôts, mais de juger la qualité de quelques poésies ; et c’est le peuple qui décide – pour une fois, le régime oligarchique fait place à une démocratie provisoire. Cette tendance libérale et progressiste détone tout de même avec la note chauvine qu’on peut trouver dans le discours final de Sachs. Œuvre extrêmement complexe, aux dimensions esthétique, philosophique, politique etc., les Maîtres chanteurs de Nuremberg se prêtent à un nombre infini d’interprétations divergentes ou contradictoires.
Les dix études qui suivent discutent ces problèèmes sous des angles différents, privilégiant à tour de rôle le livret, son contexte historique et idéologique ; la musique ; et la réception :
Danielle Buschinger résume la genèse de l’œuvre et dresse l’inventaire des sources : les poésies de Hans Sachs, sa biographie et la réception moderne à partir de Goethe ; le livre de Wagenseil (1697) et une étude de Jacob Grimm sur le Meistersang. Par un chant de Hans Sachs, elle illustre la structure d’un Meisterlied, qui est à la base du chant de concours (Preislied) de Stolzing. Wagner a trouvé des informations sur l’art des maîtres chanteurs, sur l’organisation de leurs ‘écoles’ etc. chez Wagenseil ; l’intrigue du livret combine des élééments tirés d’une nouvelle d’E.T.A. Hoffmann, Meister Martin der Küfner und seine Gesellen, du drame de Deinhardstein et de l’opéra de Lortzing. Chez Hoffmann, Wagner a trouvé aussi l’image romantique de Nuremberg. En conclusion, l’auteur souligne qu’autant qu’un « heiteres Satyrspiel » à Tannhäuser, Les Maîtres chanteurs sont un épilogue aigre-doux à Tristan.
Frank Piontek démontre qu’en 1865/66, Wagner envisageait une création des Maîtres chanteurs à Nuremberg ; après la guerre austro-prussienne, c’était une façon de prendre position contre la politique de Bismarck, selon le compositeur, qui avait même conseillé au roi Louis II de transférer sa réésidence de Munich à la ville de Hans Sachs. Pourtant, quelques mois après, il doutait des moyens et de la bonne volonté de la direction du théâtre de Nuremberg. Malgré l’antipathie du roi et de son protégé contre Munich, la création des Maîtres chanteurs y eut lieu le 21 juin 1868.
Selon Albert Gier, Wagner se sert des conventions de la comédie traditionelle pour illustrer ses théories esthétiques. Dans son livret, il reprend les personnages et bien des détails qu’il a trouvés chez Deinhardstein, Lortzing ou Hoffmann. Tout de même, il leur attribue des fonctions toutes différentes en faisant de Hans Sachs le personnage central et une sorte de meneur de jeu. Pogner, Stolzing, Beckmesser et même Eva agissent inconsidérément ; Sachs rend le dénouement heureux possible en citant comme ‘témoin’ Stolzing, qui n’a pas le droit de participer au concours, ayant été refusé par l’assemblée des maîtres ; de cette façon, le cordonnier familiarise les habitants de Nuremberg – et ses collègues les maîtres chanteurs – avec un chant nouveau, plus spontané et plus authentique que l’art sclérosé des artisans-poètes. En surmontant le vouloir-vivre (Wahn : son penchant pour la jeune Eva) et en s’adonnant à la contemplation esthétique, Sachs suit exactement les préceptes de la philosophie de Schopenhauer.
À partir de considérations générales sur l’humour, le rire, et notamment sur l’ambivalence du comique – dans la vie humaine, la comédie est toujours proche de la tragédie, et vice versa –, Norbert Abels s’interroge sur le comique des Maîtres chanteurs : Wagner, égocentrique, exigeant jusqu’à la démesure et obséédé par sa vision d’un théâtre n’appartenant qu’à lui, manquait complètement d’humour. Toujours exalté, il faisait ses délices de sottises et de plaisanteries stupides, dont il riait souvent aux éclats, mais son hilarité est peu sympathique. La plupart de ses personnages rient peu, ou ils ne rient que par dérision : Le malheureux Beckmesser, humilié, battu, est raillé sans pitié. Comme Mime ou Alberich, il est caricaturé, rendu méprisable. Méchamment, Wagner le met à nu et le dépouillé de sa dignité. Les connotations religieuses dans l’apothéose du dernier tableau confirment l’absence d’humour dans cette comédie. (Tout de même, Sachs, qui sait apprécier le chant de Stolzing, dont les principes esthéétiques ne sont pas du tout les siens, fait preuve d’une impartialité tout à fait étrangère à Wagner.)
Sylvia Tschörner confronte les personnages féminins dans l’’œuvre de Wagner avec les femmes (assez nombreuses) qui ont joué un rôle plus ou moins important dans sa vie privée : Wagner, qui s’identifie volontiers avec ses protagonistes, projette des éépisodes de sa propre vie sentimentale sur ses sources mythologiques (et vice versa). Le renoncement de Sachs compenserait ainsi l’échec des ses amours avec Mathilde Wesendonck. À partir de Tannhäuser, ses héroïnes sont souvent humbles et timides ; comme Eva, elles aiment spontanément et sans retenue. Elles apportent la rédemption (terme aux significations multiples) à leurs partenaires ; quelques- unes (Senta, Elisabeth...) rachètent l’homme aimé par leur mort. Selon Schopenhauer, c’est la résignation qui mène à la rédemption (cf. Tristan, Brünnhilde dans Le Crépuscule des dieux). L’article se termine par des extraits de lettres du compositeur à sa première épouse, qui témoignent de son caractère tyrannique.
Arne Stollberg souligne que Les Maîtres chanteurs de Nuremberg, aussi bien que le Kaisermarsch et les écrits publiés en même temps, font partie d’une campagne visant à élever Wagner au rang du compositeur national de la nouvelle Allemagne. Après avoir pris parti pour le roi catholique de Bavière contre Bismarck et l’état prussien, il part à la recherche d’un langage musical ‘protestant’’ comme l’‘esprit allemand’ même ; la musique allemande aurait son origine dans le choral de la Réforme, et atteindrait son apogée avec Johann Sebastian Bach. Le Kaisermarsch de 1871 cite le choral « Ein feste Burg ist unser Gott », et la quarte descendante (premier intervalle du choral de Luther) lui confère une tonalité spécifique. Dans le choral du début des Maîtres chanteurs (« Da zu dir der Heiland kam »), Wagner s’approprie les traits saillants de « Ein feste Burg ist unser Gott » de façon encore plus subtile, et ces mêmes traits se retrouvent partout dans la partition, qui a ainsi reçu son ‘baptême protestant’.
Peter P. Pachl attire l’attention sur huit opéras inconnus dont les compositeurs, pour la plupart oubliés, se réfèrent aux Maîtres chanteurs de Nuremberg ; quelques-unes de ces œuvres, créées en Allemagne entre 1879 et 1916, ont éété ressuscitées récemment. Le livret de Wendelin Weißheimer (Meister Martin und seine Gesellen, 1879) est une adaptation de la nouvelle d’Hoffmann qui avait fourni à Wagner quelques traits des Maîtres chanteurs. L’imbroglio du deuxième opéra d’Anton Urspruch (Das Unmöglichste von Allem, 1897) est basé sur une comédie de Lope de Vega. Le protagoniste du deuxième opéra, peu drôle, de Max von Schillings (Pfeifertag, 1899) est un ménestrel, comme dans le Lobetanz de Ludwig Thuille (1898, sur un livret du poète Otto Julius Bierbaum) ; ce fut un grand succès, que Thuille chercha en vain à répéter avec Gugeline (1901 ; Bierbaum a imaginé un de ces contes chers au fin-de-siècle). En parodiant les Maîtres chanteurs de son père, Siegfried Wagner suit, dans son deuxième opera (Herzog Wildfang, 1901), la même voie que Richard Strauss avec Feuersnot (1901), sur un livret gaillard (ou obscène) d’Ernst von Wolzogen. Die Schneider von Schönau du compositeur hollandais Jan Brandts- Buys furent créés à Dresde, en 1916 (livret de Bruno Warden / Ignaz Michael Welleminsky).
Cécile Leblanc constate que Les Maîtres chanteurs, œuvre mal connue en France à la fin du 19e siècle, furent aimés par les musiciens. Reynaldo Hahn, charmé par le respect de la tradition personnifié par Sachs, avait une prédilection pour cet opéra, et le fit découvrir à son ami Marcel Proust (qui cite un vers des Maîtres dès 1893). L’opéra de Wagner donnait aux deux amis l’occasion de réfléchir à leurs principes esthétiques. Sous la rubrique L’Ardoise de Beckmesser, Hahn publiait des critique musicales, de 1936 à 1938, où il discutait du rôle et des devoirs du critique musical.
Kristel Pappel dresse le bilan de la réception des œuvres de Wagner dans les pays baltes au 19e siècle : à Riga, où le compositeur des Maîtres chanteurs avait été directeur de musique de 1837 à 1839, on jouait ses opéras assez régulièrement à partir de 1843 ; à Réval (Tallinn), la série des mises en scènes commença avec Tannhäuser en 1853. Dans les deux villes, c’était la population allemande qui chérissait Wagner. À Riga, Les Maîtres chanteurs de Nuremberg furent donnés pour la première fois en 1871, avec beaucoup de succès ; à Réval, l’opéra fut monté pour la première fois en 1901. Entretemps, la situation du théâtre allemand avait empiré, parce que le tsar Alexandre III (1881-1894) voulait à tout prix imposer la culture russe aux populations balte et allemande.
Esbjörn Nyström compare six traductions des Maîtres chanteurs de Nuremberg (dont trois en suédois, deux en hollandais, une en danois, publiées entre 1900 et 2010). L’exemple choisi est le Preislied, chanté au concours par Beckmesser. Le ‘Marqueur’ (Merker) lit mal le texte noté par Sachs ; prenant un mot pour un autre, il produit un texte absurde, mais qui a tout de même une certaine ressemblance phonéétique avec le chant de Stolzing. Une traduction destinée à la scène doit maintenir cette ressemblance entre les textes chantés par les deux rivaux, le traducteur sera donc obligé de remplacer des (paires de) mots n’ayant aucune ressemblance phonétique dans la langue cible par d’autres. C’est ainsi que quatre des six traducteurs en questions ont travaillé ; les deux autres traductions, publiéées avec le texte allemand en regard, rendent exactement le texte de Wagner sans tenir compte des liens phonétiques entre les strophes de Stolzing et de Beckmesser. Le but de leurs versions est de faciliter la compréhension du texte allemand. – Malgré les progrès de la philologie du livret, les traducteurs choisissent toujours leur texte de base, la version allemande du livret, avec trop peu de soin : les traductions destinées à la lecture suivent généralement le texte de la partition, au lieu d’utiliser des livrets imprimés au temps de la création.
Ce volume de Musicorum est le troisième fruit de la collaboration entre l’équipe de recherche Histoire des Représentations de l’Université de Tours (représenté par Laurine Quetin) et la faculté Sciences humaines et culture de l’Universitéé de Bamberg (représenté par Albert Gier). Au mois de janvier 2007, un colloque franco- allemand à Bamberg a étudié les « perspectives de la librettologie », les actes ont été publiés la même année (Musicorum, no V - 2006-2007 : Le livret en question) ; en collaboration avec Gerold W. Gruber (Universität für Musik und darstellende Kunst Wien) fut organisé à Vienne, en octobre 2008, un congrès international « Joseph Haydn und Europa : vom Absolutismus zur Aufklärung », dont les actes ont été publiées dans Musicorum, no VII (2009).
À l’occasion du bicentenaire de Richard Wagner, en 2013, il n’a pas semblé opportun d’augmenter le nombre, déjà considérable, des colloques et congrès sur le compositeur, son œuvre et son époque ; on a préféré rassembler une dizaine d’études centrée sur un seul de ses opéras – Les Maîtres chanteurs de Nuremberg –, pour mettre en lumière le livret, sa genèse, ses sources, sa signification dans son contexte philosophique, idéologique et social ; la musique et les messages politiques qu’elle transmet ; et la réception (par des compositeurs – surtout – allemands, par la critique franççaise, les théâtres aux pays baltes et les traducteurs scandinaves et hollandais).
Le responsable éditorial tient à remercier les auteurs, qui ont gracieusement, souvent avec enthousiasme, promis leur collaboration et enrichi ce volume de leur contributions, toutes de très haute qualité. Il remercie surtout Laurine Quetin, qui a acueilli le recueil dans la revue Musicorum et qui, avec son mari Claude, s’est chargée, comme toujours, de la mise en page impeccable du volume.
Albert Gier, Otto-Friedrich-Universität Bamberg