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Tout au long du XVIIIème siècle, Georg Friedrich Haendel fut la figure musicale majeure en Angleterre. Bien qu’allemand d’origine, Haendel devint bientôt le « compositeur national » officiel. Sa domination inébranlable sur la scène musicale anglaise de l’époque avait de nombreuses facettes : tandis qu’elle peut s’expliquer par le soutien dont il put jouir un certain temps de la part des élites de la nation tout comme par son habileté commerciale manifeste et le succès qui en résultait, cette domination aboutit à faire de sa manière la référence stylistique absolue à laquelle les autres compositeurs anglais devaient aussi bien se mesurer que se plier. Bien qu’il connût des revers de fortune et dût affronter des obstacles au cours de sa carrière (notamment lors de l’attaque qui le conduisit à Aix-la-Chapelle en 1737 pour recouvrer la santé), Haendel eut le privilège de recevoir durant son activité toutes les plus belles marques d’honneur de la part du public comme de la famille royale. L’érection à Vauxhall Gardens en 1738 d’une statue, sculptée par Louis François Roubiliac, le représentant sous les traits d’Apollon jouant de la lyre, témoignait de l’intention délibérée de le hisser, au gré de cette évocation allégorique, au rang d’une figure tutélaire et quasi-mythologique. De son vivant, Haendel était célébré à la fois comme l’incarnation de la musique elle-même et de ses vertus, et comme celle du caractère national britannique. Sa contribution majeure aussi bien comme compositeur d’opéras italiens que comme « fondateur » de l’oratorio anglais associé à l’image symbolique de l’orgue et à ses prouesses en tant qu’interprète et improvisateur au clavier, fit de lui le prototype du « génie naturel » préromantique, comme s’attachait à le montrer, aussitôt après son décès, la première biographie qui lui fut consacrée, Memoirs of the Life of the Late G.F.Handel (1760) de John Mainwaring. Cette biographie devait contribuer grandement à la création de cette image et déboucher sur un véritable culte de la figure et de l’œuvre du compositeur. Un très grand nombre de publications – livres, articles, poèmes – furent consacrés à Haendel aussi bien de son vivant qu’après sa mort. C’est afin d’envisager la résonance, l’influence et la renommée durable de la figure et de l’œuvre de Haendel à la fois de son vivant et au-delà, dans une perspective diachronique et pluridisciplinaire, que fut organisé à Tours les 18, 19 et 20 octobre 2012 un colloque dont on lira ci-après les actes : il s’agissait d’envisager les diverses modalités selon lesquelles Haendel a marqué de son empreinte la vie musicale de son pays d’adoption, mais aussi comment son œuvre et l’interprétation de celle-ci n’ont cessé d’être relues et réadaptées selon les époques.


La vaste Commémoration de Haendel organisée à l’abbaye de Westminster et au Panthéon à Londres en 1784, et suivie de manifestations similaires les années suivantes, présentait Haendel comme l’incarnation même du caractère national en utilisant son œuvre et son image à des fins de propagande idéologique et patriotique pour célébrer la grandeur de la nation britannique. Comme le rappelle Brian Robins ci-dessous, cette commémoration peut être considérée comme le « moment charnière » de l’histoire de la renommée post-mortem de Haendel [Robins]. Cet événement exceptionnel, auquel assistait notamment le musicien amateur John Marsh (à la fois attaché à la musique ancienne et chantre du style moderne) dont Brian Robins expose l’intérêt pour Haendel, révélait la tension qui se faisait jour alors entre le culte de la musique ancienne et l’augmentation « proto-romantique » des effectifs orchestraux. Ceci devait déboucher sur une pratique de réorchestration – et donc de modification, pour ne pas dire de distorsion – des œuvres de Haendel. Les nombreux festivals organisés en province au cours du XVIIIème siècle, tout comme les grandes manifestations musicales et patriotiques mises en scène dans les immenses édifices municipaux construits au XIXème siècle, témoignent du fait que l’influence de Haendel devait durer bien au-delà de sa propre disparition et même après que sa propre musique fut devenue stylistiquement démodée et qu’on eut cessé d’interpréter ses œuvres sous leur forme originelle. Ainsi, au gré d’une analyse serrée des livrets d’opéras du XVIIIème siècle, Michael Burden, qui se penche avec attention sur les représentations de Giulio Cesare à Londres au cours de la saison 1787 dans la réécriture qu’en proposait Samuel Arnold, montre que mettre en scène cet opéra procédait aussi d’une intention politique – une tentative pour influencer le roi et obtenir son soutien financier [Burden]. Si le modèle métastasien, généralement récusé par Haendel au cours de sa période londonienne, jouissait encore des faveurs du public londonien en 1787, le style « haendélien » était lui aussi toujours apprécié, tout comme l’était le style germanique. Au-delà du collage d’arias effectué par Arnold, le choix de Giulio Cesare correspondait bien à un projet politique, car le roi pouvait se voir réfléchi dans la stature morale – à la fois héroïque et magnanime – de César. De collage, il en est question également dans l’article de Pierre Degott, qui rappelle comment certains airs d’opéra – et donc profanes – ont été à la même époque « recyclés » dans divers oratorios, contribuant ainsi à la vision erronée, propagée tout au long du XIXème siècle, d’un Haendel essentiellement – voire exclusivement – compositeur de musique sacrée [Degott].


En se penchant sur la façon dont les frères Sharp, férus de musique, s’étaient pour ainsi dire approprié l’œuvre de Haendel dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, Françoise Deconinck-Brossard souligne que « moins d’un demi-siècle avait suffi pour que se construisît une sorte de répertoire haendélien minimal » dans la sphère privée [Deconinck-Brossard]. La notoriété de Haendel était telle, remarque-t-elle, que le compilateur anonyme d’un manuscrit de la bibliothèque musicale des Sharp lui avait même attribué par erreur la paternité d’un oratorio [Deconinck-Brossard] : on ne prête qu’aux riches ! Au XIXème siècle, ce sont vraisemblablement quelques œuvres « phare », deux ou trois airs particulièrement célèbres qui, en s’inscrivant de façon durable dans le répertoire, ont non seulement assuré la pérennité de l’œuvre de Haendel, mais aussi contribué à la création d’une figure – en partie fantasmée – du compositeur, ainsi que l’explique Pierre Degott [Degott]. L’étude des rapports de la cantatrice française Pauline Viardot-Garcia, particulièrement attachée à la défense de la musique de Haendel dans la première moitié du XIXème siècle, tout comme le traitement de la figure de Haendel par George Sand dans son roman pseudo-biographique Consuelo construit – précisément – autour du personnage de Viardot, montrent comment la renommée de Haendel put s’élaborer à partir de fragments, d’une somme de détails épars, et comment sa musique fut l’objet d’une « fictionnalisation » particulière.


Le mouvement de célébration du compositeur et de projection sur sa persona, de significations allant bien au-delà de son simple rôle de compositeur et de musicien, devait donc s’amplifier dès après sa mort. L’image héroïque de compositeur libre de tout carcan créée par Mainwaring devait être reprise et développée successivement par nombre d’autres biographes du compositeur, comme le rappelle Pierre Dubois dans sa présentation des biographies de Haendel [Dubois]. Une lecture attentive de celles-ci révèle que chaque époque investit la musique et l’image du compositeur de charges et de significations idéologiques prononcées, faisant de lui à son insu (et pour cause !) un vecteur de messages moraux, politiques ou esthétiques parlant aux contemporains du biographe mais n’ayant pas forcément de fondement véritable dans la vie et l’œuvre du musicien lui-même. Les diverses biographies successives du compositeur montrent la fluctuation des conceptions, de la réception et de l’interprétation de l’œuvre de Haendel au fil des ans. Un exemple précis parmi d’autres est celui souligné ci-dessous par Albert Gier dans son historique des trois festivals de Göttingen, Halle an der Saale et Karlsruhe consacrés à Haendel : « Somme toute, écrit-il, la ‘Händel-Renaissance’ prenant son essor de Göttingen ne respecte ni texte ni dramaturgie ni musique de l’opéra du XVIIIème siècle, mais elle réussit à faire de Haendel un homme du théâtre des années vingt » [Gier]. À chaque époque, son Haendel…

L’essentiel de la carrière de Haendel s’était déroulé en Grande-Bretagne et il y fut célébré en tant qu’icône nationale, comme on le constate à la lecture des premières biographies, notamment celle de Charles Burney [Dubois]. Plus proche de nous, le premier biopic consacré à Haendel, The Great Mr. Handel de Norman Walker (1942), est conçu comme ouvrage de propagande patriotique, comme le montre l’étude de Matthew Gardner [Gardner]. Cette biographie héroïque filmée – inspirée de l’ouvrage de Sir Newman Flower qu’elle cite parfois mot à mot – met en scène la nécessité du sacrifice personnel pour atteindre au salut et s’érige ainsi, au moment du conflit contre l’Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale, en allégorie patriotique visant à redonner espoir à la population.


Toutefois, Haendel fut aussi l’objet de perceptions et de réappropriations nationales aussi bien en France qu’en Allemagne. Paradoxalement, il servit souvent de prétexte à un discours nationaliste à l’étranger, notamment dans certaines œuvres romanesques en allemand, comme le montre Annette Landgraf. Ainsi, le roman de Ernst Wurm Seine Kraft war ihm mächtig (1935, publié en 1940 sous le titre Gast aus Gottesland) est un plaidoyer en faveur de l’idéologie Nationale-Socialiste [Landgraf]. De même, Adrian La Salvia montre que dans cette même Allemagne Nazie, la mise en scène était valorisée au détriment du texte – pourtant dûment traduit en allemand – afin qu’on puisse représenter les oratorios israélites en dépit de leur message initial, au gré d’une récupération politique et idéologique [La Salvia]. Mais à l’inverse, comme l’explique Albert Gier [Gier], pour le gouvernement socialiste d’Allemagne de l’Est, le nouveau festival Haendel à Halle an der Saale apparaît comme un moyen efficace de propagande en vue du centenaire de Haendel, célébré en 1959. Tout comme la Neuvième Symphonie de Ludwig van Beethoven dont Esteban Buch a montré qu’elle était constamment récupérée à des fins de propagande politique antithétiques les unes des autres, l’œuvre de Haendel est donc utilisée comme une manière de page blanche sur laquelle metteurs en scène, critiques, institutions politiques et auditeurs de toute sorte projettent depuis des siècles des significations marquées du sceau de leurs propres convictions ou intentions programmatiques.


L’histoire de la réception de la musique de Haendel, en Angleterre comme ailleurs en Europe, permet donc une lecture très intéressante des enjeux qui se tissent autour de l’œuvre. Lionel Duguet, qui analyse ici la réception de Haendel en France au XIXème siècle, explique que, paradoxalement, un oratorio israélite tel que Judas Macchabée – dont on sait que c’était une œuvre aux fortes résonances patriotiques pour le public londonien à l’époque de sa création

 – devait avoir au même titre que Le Messie un retentissement particulier en France, au gré de nombreuses exécutions à la Société des concerts du Conservatoire : en effet, à la suite de la défaite de la guerre franco-prussienne de 1870-71, cet oratorio pouvait apparaître comme une incitation patriotique à renouer avec une grandeur nationale passée [Duguet]. La plasticité, la malléabilité d’une œuvre capable de se plier à des contextes différents, appelée plus tard à être rebaptisée Wilhelm von Nassau sous l’Allemagne Nazie, semble ici remarquable.


Toutes les adaptations dont l’œuvre de Haendel fut l’objet n’avaient pas nécessairement une visée idéologique aussi marquée. Denis Tchorek, qui se penche sur le cas particulier de l’introduction des concertos pour orgue du compositeur anglais en France au XIXème siècle, montre toutefois que la diffusion et la réception de la musique d’orgue de J.-S. Bach et de Haendel suivaient des voies différentes, bien que les deux compositeurs fussent souvent associés l’un à l’autre dans l’imaginaire de l’époque. On assiste au XIXème siècle à un intéressant phénomène de transfert culturel entre la France et la Grande-Bretagne, échange qui s’avère « multidirectionnel », « le style haendélien devenant peu à peu l’un des fondements d’une musique française moderne. Grâce à lui, l’orgue moderne de Cavaillé-Coll se découvre un rôle concertant qu’Alexandre Guilmant et Charles-Marie Widor vont s’empresser d’exploiter » [Tchorek]. De même, Steven Young fait un inventaire des diverses formes d’adaptation et transposition pour l’orgue dont la musique de Haendel fut l’objet aux XIXème et XXème siècles, l’esthétique symphonique de l’orgue « moderne » ayant pourtant souvent fort peu à voir avec celle des œuvres originales du compositeur prises comme point de départ ou modèle. Certains, tels Alexandre Guilmant ou William Faulkes, semblent toutefois avoir eu un plus grand sens des structures formelles de l’art baroque [Young].


Gilles Couderc montre pour sa part que les musiciens de la nouvelle « Renaissance anglaise » – celle des Parry, Stanford, Vaughan Williams ou Britten – affichaient clairement leur préférence pour la musique de leur modèle national, Henry Purcell, au détriment d’un Haendel désormais rejeté au nom de ses origines germaniques [Couderc] ! Cet éclairage original nous permet de mieux apprécier aujourd’hui la modernité des grands musicologues du début du XXème siècle – Edward Dent en tête – qui ont su percevoir et défendre, contre vents et marée, le potentiel dramatique des grands opéras et oratorios haendéliens. Jean-Philippe Héberlé explique quant à lui comment, dans un tel contexte, Haendel servit à la fois de modèle (thématique, mélodique et structurel) et de contre-modèle (pour ce qui concerne la mise en musique de la langue anglaise) pour Michael Tippett [Héberlé]. Le sentiment national se construit ainsi au gré de gestes d’identification à certaines œuvres, certains genres ou certains artistes, et Haendel a selon les époques bénéficié ou pâti des valeurs attachées à son statut ou projetées sur son art et sa personne.


Cette dimension idéologique a sans doute été en grande partie responsable des nombreuses transformations, altérations, adaptations, et réorchestrations dont l’œuvre de Haendel a été l’objet – pour ne pas dire la victime – au cours de son histoire, et ce dès la fin du XVIIIème siècle. S’il avait parfois des raisons pragmatiques – jouer dans des salles plus grandes qu’à l’origine, pour un public plus nombreux – le désir d’augmenter les forces orchestrales et chorales pour l’interprétation des œuvres du compositeur provenait aussi indiscutablement d’intentions esthético-idéologiques issues du discours (mal compris ou détourné) sur le sublime. Il fallait que la musique de Haendel, considérée comme « noble » et « grandiose », produisît un effet toujours plus saisissant grâce à l’augmentation des effectifs. La Grande Commémoration de 1784 fut bien sûr le point de départ de cette dérive qui devait passer par les réorchestrations de Mozart, jugées de façon diverses au cours de l’histoire comme on le rappelle ici [Dubois; Robins], et aboutir aux « boursoufflures » des grandes exécutions du XIXème siècle. N’oublions pas que c’est dans la version orchestrée par Meyerbeer que Pauline Viardot émouvait les foules avec sa célèbre interprétation de « Lascia ch’io pianga ». Comme le montrent plusieurs des contributions qui suivent, l’adaptation, la transcription ou la réécriture sont autant de moyens de réappropriation, par les contemporains, d’une musique d’une autre époque. Ceci est particulièrement frappant en ce qui concerne la question problématique à l’époque moderne de l’interprétation des rôles jadis dévolus aux castrats. Que choisit-on de privilégier dans la distribution des rôles ? Un supposé « réalisme » sexuel, une voix de tessiture aiguë étant censée correspondre uniquement à un personnage féminin, comme l’exigeait par exemple le « réalisme historique inauguré par le théâtre de Meiningen » [Gier] ? Ou bien un tissage de voix de même hauteur, à des fins d’expressivité purement musicale ? Ou bien encore la redistribution des voix peut-elle induire de nouvelles significations au plan des « genres », comme le soutiennent les gender studies contemporaines ? Dans cette hypothèse, la transposition de la voix de castrat en voix de contre-ténor inciterait-elle à une lecture d’une signification latente d’un message gay dans les opéras de Haendel, et cette question peut-elle s’articuler sur la suspicion, naguère énoncée par Ellen T. Harris et Gary Thomas, de l’homosexualité de Haendel lui-même ? Telle est la nébuleuse complexe sur laquelle Maja Vukušić Zorica se penche ci-après en utilisant comme outil théorique, pour ce faire, la notion derridienne de « ton » et en posant la question de la « monstruosité ». « La question d’un Haendel gay ou queer ne fait que scander la crise de la masculinité et de la virilité de nos jours », explique-t-elle, et « ces questions témoignent de notre besoin de catégoriser une voix selon son genre. Doit-on assigner un sexe à la voix ? La voix a-t-elle un genre ? » [Zorica].


D’un point de vue esthétique, la stylisation inhérente à un décalage éventuel entre tel type de voix et le « genre » du personnage porté par cette voix devient un moyen de distanciation qui opère de façon différente selon les époques. L’évolution des distributions pour la tessiture d’alto ouvre donc une intéressante piste de réflexion sur la nécessité de relire chaque œuvre selon le nouveau contexte de représentation. Ivan Ćurković, qui s’intéresse ci-après aux fluctuations des distributions vocales pour les rôles masculins exigeant des tessitures aigües, observe que depuis quelques décennies le fait d’avoir recours, soit à des chanteuses, soit à des contre-ténors n’est plus aussi problématique qu’auparavant et qu’il y a assez d’espace sur la scène musicale et le marché de la musique pour les deux types de voix. Il reste, comme il l’écrit, qu’il convient de rester conscient du fait que nos perceptions du « genre » sont déterminées par le contexte historique de chaque époque et que notre interprétation et notre théorisation de l’interprétation est fortement marquée par les changements qui se sont opérés dans notre société ces dernières décennies en ce qui concerne les questions d’identité sexuelle [Ćurković].


Autre forme de réappropriation – la danse. Selon Nathalie Vincent-Arnaud, qui analyse l’usage que la danse contemporaine a su faire de la musique de Haendel, la dissonance stylistique entre musique et chorégraphie est un moyen de prendre une distance ironique. La danse s’imposerait comme « medium privilégié pour la relecture d’un texte musical ou poétique dont elle tend ainsi à exhumer et à exalter certains signifiés potentiels, certaines virtualités symboliques » et la démarche des chorégraphes qui modernisent délibérément Haendel s’apparenterait à « ce que le compositeur lui-même a toujours pratiqué : dissémination et ouverture vers de nouvelles formes de discours, transcodage via les outils fournis par la modernité, peinture obstinée des élans et des passions qui animent le genre humain » [Vincent-Arnaud]. La modernité de Haendel en son temps serait-elle, dans cette perspective, une invite à une permanente réitération de la modernité, selon des modalités sans cesse redéfinies ?


Pourtant, contradictoirement, notre époque moderne est aussi celle de la redécouverte des techniques d’interprétation dites « historiques » ou « authentiques » !


Bien plus qu’au XIXème siècle et que dans toute la première moitié du XXème siècle – même si certains avaient déjà eu alors l’intuition de cette nécessité [Dubois] – notre époque cherche à retrouver la lettre comme l’esprit de l’interprétation musicale telle qu’elle était pratiquée à l’époque de Haendel. Cette recherche archéologique et « historisante », et les efforts considérables et convaincants effectués pour retrouver les couleurs, les ornements, les affects – le « style », en un mot – d’une interprétation baroque authentique, s’oppose d’une part à la conception du Regietheater [Ćurković; Gier] tant prisée par de nombreux metteurs en scène, et d’autre part à une autre tendance forte de notre époque qui consiste à transformer Haendel en un « classique populaire », pour reprendre les termes utilisés ci-dessous par Yaiza Bermudes Cubas dans son étude des emplois de cette musique au cinéma  [Bermúdez Cubas]. L’inventaire pour le moins impressionnant qu’elle fait de toutes les utilisations de la musique de Haendel au cinéma ou à la télévision (avec pas moins de 37 cas d’emploi du seul Messie !) corrobore l’idée d’une surenchère, d’un abus, qui fait changer l’œuvre de statut et qui contribue parfois à « dépiédestaliser », par l’utilisation irrévérencieuse qui en est faite, la statue du Commandeur. Cette notion de « classicité » (pour reprendre une expression utilisée par James Garrat lors du colloque de Tours) résulte de la sympathie particulière que le public ressent à l’égard de ces œuvres exceptionnelles qui acquièrent ainsi une forme d’autorité grâce à laquelle elles peuvent glisser vers d’autres formes d’expression sans perdre leur impact ni leur sens.


« Haendel après Haendel », ce serait donc l’histoire du passage d’une œuvre à ce statut de « classicité » (ce qu’on appelle parfois « classicisme » de façon approximative dans la langue commune). Ce qui constitue la « classicité » de Haendel, c’est l’adaptabilité, la malléabilité, la flexibilité de son œuvre qui lui permet cette constante renaissance de phénix. Les niveaux de signification s’y superposent les uns aux autres. Haendel, tout inscrit qu’il soit dans une contingence historique bien spécifique qui explique nombre des caractéristiques de son œuvre, demeure notre « contemporain générique », pour reprendre la jolie expression de Luc Lang citée par Nathalie Vincent-Arnaud ci-dessous [Vincent-Arnaud]. Son œuvre (et notamment Le Messie, bien sûr) nous impose une constante dialectique du même et du différent. « Le Messie s’est imposé à la postérité tout à la fois par son caractère d’universalité et donc de stabilité symbolique et fédératrice mais aussi par son caractère d’œuvre foncièrement ouverte, en devenir », écrit Nathalie Vincent-Arnaud [Vincent-Arnaud]. La mode pour le moins paradoxale des exécutions du Messie au moment de Noël illustre bien ce phénomène d’élargissement des champs d’utilisation d’une telle œuvre « génériquement classique » : sa fonction et sa destination initiales (la période du Carême) ont été oubliées, effacement/déplacement culturel qui témoigne à la fois de l’évolution des références idéologiques et de la résistance, de la résilience, de l’œuvre, capable de se fondre au gré des demandes contingentes dans autant de moules nouveaux, ou, pour prendre une autre métaphore, de changer sans cesse de rôle. Donald Burrows explique ci-après, non sans humour que, telle cette effigie de Sherlock Holmes derrière la fenêtre que l’on tourne à la demande pour donner l’effet qu’elle est vivante et que Holmes est donc bien présent dans l’appartement, Haendel peut être constamment « re-présenté », remis en scène (ou en scelle, oserions-nous dire) selon les besoins commerciaux ou idéologiques du moment [Burrows]. Ceci est vrai de sa musique, mais touche même à la représentation physique du compositeur de son vivant (dans les portraits que l’on a de lui) dont on peut voir qu’elle n’est ni fixe, ni univoque, mais adaptée à des impératifs contingents.


La multiplicité des niveaux de sens que l’œuvre et la figure de Haendel ne cessent de mettre à jour a pour effet ultime de nous renvoyer nécessairement à la source elle-même : le fait même que les lectures historiques et musicologiques, les modes d’exécution musicale, les interprétations théoriques sur les questions nationales, sexuelles ou religieuses, n’aient cessé de se renouveler, témoigne bien sûr de l’immense richesse et de la très grande force de l’œuvre, capable de supporter un tel « traitement » interprétatif sans perdre pour autant de sa pertinence, de son « sens ». Mais cela invite aussi le chercheur à retourner à la racine du génie créatif de Haendel pour ne cesser de remettre en chantier l’étude (théorique comme pratique) de ce corpus exceptionnel, déroutant par son apparente simplicité, parfois irritant dans ses faiblesses, ses emprunts ou ses redites mais toujours enthousiasmant pour son énergie et sa poésie irrésistibles. Que cet œuvre et cet artiste aient suscité tant d’études, de biographies, d’analyses, d’adaptations et d’interprétations est la preuve, s’il en fallait une, de la difficulté de vraiment comprendre, cerner, expliquer et « réduire » le génie de Haendel à des causes précises, de simples techniques, une lecture socio-culturelle ou un décodage idéologique donnés : comme en alchimie, le mystère demeure après chaque expérience, mystère qui nous renvoie sans cesse à de nouvelles strates interprétatives de Haendel après Haendel.


De manière à refléter la multiplicité des regards portés sur l’héritage haendélien et sur ce qui en a été fait, tout en fédérant les axes les plus porteurs de sens, les articles de ce volume ont été regroupés par affinités thématiques. La cohérence des diverses interventions réunies lors du colloque de Tours nous a permis néanmoins de maintenir en parallèle le fil chronologique indispensable pour montrer au lecteur comment chaque époque aura su construire son propre « Haendel après Haendel ». Que tous les auteurs soient remerciés pour leur précieuse contribution à l’édifice dont le présent volume ne saurait être, devant la multiplicité des pistes avancées et qu’il reste bien évidemment à poursuivre, qu’une infime partie.


Pierre Degott,    IDEA, Université de Lorraine et

Pierre Dubois,    ICD, Université François Rabelais de Tours




  

Haendel après Haendel :

Construction, renommée, influence de Haendel et de la figure haendélienne

N° 14a

Préface

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Préface

Donald Burrows
Donald Burrows - Turning the Handel

Albert Gier
Albert Gier - Haendel à Karlsruhe

Adrian La Salvia
Adrian La Salvia - La Renaissance de Haendel au miroir des traductions

Annette Landgraf
Annette Landgraf - The German Belletristic Literature about Handel

Pierre Degott
Pierre Degott - From Facts to Fiction

Matthew Gardner
Matthew Gardner - The Great Mr Handel

Michael Burden
Michael Burden - When Giulio Cesare was not Handel's Giulio Cesare

Brian Robins
Brian Robins - John Marsh and Handel

Lionel Duguet
Lionel Duguet - La réception du Messie en France au XIXème siècle

Denis Tchorek
Denis Tchorek - Un exemple de transfert culturel

Steven Young
Steven Young - Handel Redux

Gilles Couderc
Gilles Couderc - Move over, Handel!

Jean-Philippe Heberlé
Jean-Philippe Heberlé - L'héritage haendélien et Michael Tippett

Ivan Curkovic
Ivan Curkovic - Men and/or Women

Maja Vukusic Zorica
Maja Vukusic Zorica - Les périgrinations du genre

Yaiza Bermudez Cubas
Yaiza Bermudez Cubas - Reflexiones de la musica del Haendel en el cine

Nathalie Vincent-Arnaud
Nathalie Vincent-Arnaud - Les métamorphoses de Terpsichore

Françoise Deconinck
Françoise Deconinck - Sharp, Haendel, Nares et les autres

Pierre Dubois
Pierre Dubois - The Changing Faces of Handelian Historiography