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Revue Musicorum

            Le genre poético-musical du lied est un objet complexe, qui a connu de multiples redéfinitions au fil de son évolution historique, ainsi qu’à travers les dynamiques entraînées par sa circulation entre différents pays européens, suivie de multiples reconfigurations. Contrairement au chant religieux, déjà fort bien exploré, que ce soit dans sa forme de cantique (Kirchenlied) ou dans celle de chant sacré/ spirituel (geistliches Lied), le lied profane (weltliches Lied) a longtemps été déconsidéré comme objet mineur. Par leurs éclairages complémentaires, les études ici réunies voudraient renouveler le regard, en replaçant cette forme dans une perspective résolument diachronique, intergénérique et transculturelle, afin de faire sortir le Kunstlied de sa définition par trop étroite de « lied musical romantique allemand », et d’élargir la compréhension du phénomène de la poésie chantée (notamment le Volkslied), dans le cadre d’une histoire culturelle européenne riche d’influences croisées.

.* * * * *

                The poetical and musical genre of the lied is a complex object. It has gone through several redefinitions along its historical evolution, and the dynamics brought about by its circulation throughout Europe have led to various reconfigurations. Contrary to the much-explored religious song, whether it be in its Kirchenlied (church-song) or its geistliches Lied (sacred song) forms, the weltliches Lied (secular song) has long been disregarded as a minor object. The present contributions all aim, in their complementarity, at casting new light on the genre by placing it in resolutely diachronic, intergeneric and transcultural perspective. They broaden the all too narrow definition of the Kunstlied as “German romantic musical lied” and expand our understanding of sung poetry (notably the Volkslied) within the framework of a European cultural history made up of multiple cross-influences.








  

Quatrième de couverture

D'un lied à l'autre ?

N° 21

                Le genre poético-musical du lied est un objet complexe, qui a connu de multiples redéfinitions au fil de son évolution historique, ainsi qu’à travers les dynamiques entraînées par sa circulation entre différents pays européens, suivie de multiples reconfigurations. Si le chant religieux, particulièrement dans sa forme de cantique (Kirchenlied) ou dans celle de chant sacré/ spirituel (geistliches Lied) a déjà été fort bien exploré dans l’espace germanique, tant sur le plan des études que pour les rééditions de sources, la chanson profane (weltliches Lied) fut longtemps considérée comme mineur. Ce défaut de légitimité explique le choix délibéré de la privilégier en retour, afin de rendre justice à la richesse du sujet. Le contexte est propice, puisque les progrès techniques intervenus en ce tournant des XXe- XXIe siècles (catalogage informatisé, numérisation massive) ont permis de renouveler en profondeur l’accès à des documents d’archives (textes, partitions musicales) jusqu’alors ignorés, et partant, notre regard sur un sujet en apparence rebattu.

                Après des prémices trop vite interrompues dans la première moitié du XXe siècle, la recherche sur le lied a connu dernièrement un regain d’intérêt grâce à d’importantes publications collectives : celle de Michael Zywietz, consacrée à la chanson médiévale, déjà dans une perspective européenne, puis celle dirigée par Hermann Danuser, intitulée, de manière révélatrice, « poésie lyrique musicale ». Plus récemment, Nicole Schwindt a consacré une monographie monumentale aux lieder de l’époque de l’empereur Maximilien. Les années 1500 virent en effet, dans l’espace sud du Saint-Empire et en milieu aulique, une production massive et durable de chants polyphoniques, dont un au moins a survécu et constitue, aujourd’hui encore, l’expression archétypale de l’ « ancien lied germanique » (altteutsches Lied) : Innsbruck, ich muss dich lassen, dû au compositeur Heinrich Isaac (1450-1517), originaire des Flandres. Sous la houlette d’un Prince humaniste, qui encouragea toutes les expressions artistiques ainsi que la réflexion théorique sur la musique, ce moment historique éminemment favorable permit la libération d’énergies et le développement de systèmes de production musicale bien au-delà de la cour, en milieu urbain, grâce il est vrai — et c’est là un facteur décisif —à l’essor irrésistible de l’imprimerie.

                Après l’époque des manuscrits, des recueils imprimés de chansons en langue allemande commencèrent à voir le jour, jusqu’à exploser dans la seconde moitié du XVIe siècle : Katharina Bruns en recense plus de 200, parus entre 1569 et 1636. Un ouvrage collectif récent, issu d’un dialogue transdisciplinaire sur les « petites chansons allemandes » du XVIe siècle, fait le point sur le sujet et renouvelle les approches, en repensant les classifications, styles et registres, en insistant sur l’importance des contextes géographiques et sociaux-économiques de production et de réception de chansons, et en abordant la question de plus en plus centrale de l’auctorialité – du texte, et de la musique.

                Les Écoles du lied de Berlin (Berliner Liederschulen) ont échappé au discrédit relatif qui a frappé le lied profane, en raison de la notoriété de leurs représentants principaux (dont C. P. E. Bach ou J. J. Quantz) mais aussi de l’unité de leur programme esthétique. Quant au lied romantique et post-romantique, on ne compte plus les publications à son sujet, et il est fort bien exploré. En France, Hélène Cao lui a consacré un volume de textes traduits, accompagné d’une substantielle introduction, qui précise à juste titre : « tout lied n’est pas nécessairement romantique, mais son développement accompagne les ambitions et la quête du romantisme ».

                L’essor d’études centrées sur des périodes prestigieuses de l’histoire du lied a mis en lumière deux difficultés méthodologiques majeures : d’une part, la terminologie fluctuante utilisée au fil du temps dans l’espace germanique (Liet, Thon, Aria, Gesang, Weise), souvent par équivalence avec des expressions en usage dans d’autres langues (air, song, mélodie), puis par une volonté de hiérarchiser les types (Volkslied, Kunstlied), jusqu’au choix délibéré des chercheurs, au XXIe siècle, de privilégier en retour l’expression neutre de musikalische Lyrik, afin de dé-hiérarchiser les catégories et d’en permettre une approche plus large. D’autre part, la nécessité de distinguer les usages du terme selon les champs disciplinaires, dans la recherche en musicologie, en études allemandes, en littérature comparée ou encore en philosophie, ainsi que selon des traditions historiographiques nationales qu’il faut aujourd’hui, non pas nier ou rejeter, mais comprendre pour les dépasser et rendre à l’objet d’étude toute son intelligibilité, dans un monde devenu globalisé.

                À l’origine du présent volume, il y eut un colloque international et interdisciplinaire qui, préparé de longue date et repoussé à de nombreuses reprises, put enfin se tenir à Paris en mars 2019. Né au sein de l’équipe de recherches REIGENN (Représentations Et Identités. Espaces Germanique, Nordique et Néerlandophone) de l’Université Paris-Sorbonne (devenue Faculté des Lettres de Sorbonne Université), dont plusieurs membres travaillent sur des questions de poétique littéraire et musicale à différentes périodes, le projet décida de renouveler le regard en replaçant le lied dans une perspective résolument diachronique, intergénérique et transculturelle, afin de faire sortir le Kunstlied, objet esthétique composé et mouvant, de sa définition par trop étroite de « lied musical romantique allemand » et d’élargir la compréhension du phénomène de la poésie chantée, en particulier du Volkslied, dans le cadre d’une histoire culturelle européenne riche d’influences croisées.

                Ce colloque, qui fit appel aussi bien à des chercheurs confirmés et meilleurs spécialistes du sujet qu’à de plus jeunes générations, venus d’horizons divers, était centré sur deux questions majeures qui s’éclairent mutuellement : celle des enjeux (poétiques et esthétiques notamment) de la relation entre texte et musique, et celle des transferts culturels qui ont pu s’opérer au sein des espaces germanique, nordique et francophone en particulier, à partir de modèles reconnus, progressivement constitués en patrimoine national.

                Au-delà de la double problématique poético-musicale propre au genre du lied, le fil conducteur des débats fut celui des transferts et brassages culturels en Europe, voire au-delà, avec un centrage sur la circulation des pratiques entre l’espace germanique et le voisin français. Comme l’explique Michael Werner dans une étude récente sur l’histoire croisée de la musique, il s’agit d’étudier les « chaînes d’interdépendance » qui se développent au fil du temps et de la complexité des processus, en rendant justice aux vecteurs premiers des transferts que furent et que demeurent les artistes. Ces chaînes concernent aussi une forme de réception « verticale » entre des milieux sociaux-artistiques a priori hiérarchisés, avec des phénomènes bien répertoriés d’imitations, contrefaçons, de parodies, du genre sérieux (air d’opéra) à la complainte populaire, etc. Quant aux allers-retours fructueux entre musiciens-compositeurs et poètes, d’hier et d’aujourd’hui, ils permettent de faire le point sur les difficultés spécifiques à la mise en musique de textes rédigés en diverses langues, et d’un niveau littéraire fort inégal, mais aussi sur l’enrichissement qui en découle. Ayant dépassé le stade d’une querelle en prééminence (d’abord la musique, ou les paroles ?), la certitude d’une dignité égale entre la poésie et la musique entraîne des recherches pointues sur les modalités d’énonciation et la dimension sonore de la parole poétique.

                Par cette approche herméneutique multiple, l’objectif était d’esquisser une histoire « croisée » du lied comme genre européen hybride, point de rencontre, de confrontation et de synthèse de traditions littéraires et musicales diverses. Résolument interdisciplinaire, le colloque fut ouvert aux spécialistes des aires culturelles concernées aussi bien qu’aux musicologues, comparatistes ou chercheurs de domaines connexes. Enfin l’aspect pratique vint à l’appui de réflexions théoriques poussées, à travers une master class magistrale tenue en clôture du colloque, qui permit de faire le point sur les aspects si essentiels de la transmission pédagogique de l’enseignement du lied aujourd’hui.

                L’ouvrage qui en résulte reflète, dans sa structuration, cette démarche.

                Un prologue, consacré à un des plus anciens documents historiques conservés sous forme manuscrite, permet de poser une question cruciale quant à la nature et à l’identité de la chanson allemande, et à un éventuel impact des traditions romanes, en l’occurrence occitane, durant le Moyen Age, qui irait à l’encontre d’un développement autonome d’une tradition germanique. À partir du cas rare d’un chansonnier conservé à Iéna, daté du XIVe siècle, l’article rappelle la richesse des formes et des types de chansons alors courants, chansons d’amour, moralisatrices, didactiques, etc. Si le Spruch, certes, entretient des liens thématiques avec le sirventès ou l’ensenhamen occitan, l’analyse des vers, des strophes et de la métrique prouve qu’il n’en est pas un simple pendant germanique. L’étude serrée de quatre exemples tirés de ce manuscrit révèle en outre que le terme de liet désignait alors une seule strophe, et non la chanson entière, comme ce fut le cas ensuite (C. Chaillou-Amadieu et D. Pasques).

                Une première partie est ensuite consacrée à l’« âge d’or » qui courut de la fin du XVIe au XVIIIe siècle, et qui fut placé sous le signe de la concurrence des modèles : après les Flandres et l’Angleterre durant la Renaissance, ce sont la France et l’Italie qui prédominent.

                Pour les auteurs comme pour les compositeurs, la question principale qui sous-tendait leurs collaborations était celle du choix de formes et genres musicaux susceptibles de rencontrer un grand succès. Leur diffusion dépendait d’un marché éditorial, lui-même en accord avec un public intéressé et réceptif, donc de l’édition de recueils de musiques en adéquation avec la demande. Le nouveau style, où la mélodie est plus clairement perceptible, imposa un nouveau rapport entre texte et musique, au détriment de l’art de la polyphonie. En revanche, la rythmique s’imposa avec plus de vigueur, à travers la réception du balletto. On constate la flexibilité des « auteurs- compositeurs » de la fin du XVIe siècle, parfois simultanément poètes et traducteurs, qui se promènent entre les langues (latin, italien, français, allemand, parfois anglais) et proposent dans leurs publications musicales des correspondances entre le lied, la villanelle et la canzonetta. Parmi les plus connus figurent Jacob Regnart (1540-1599), Hans Leo Haßler (1564-1612) et Johann Hermann Schein (1586-1630). Quant à Valentin Haussmann (1565-1614), il traduisit aussi bien des compositions anglaises que des canzonette italiennes, et publia en plusieurs langues – témoignage d’une grande liberté d’adaptation et de souplesse dans les usages du lied.

                Mais ce qui préoccupa les écrivains, c’est la « fabrique de paroles » en langue vernaculaire, paroles susceptibles d’être mises en musique, ce qui supposait donc d’accorder une attention accrue à la musicalité intrinsèque de la langue. Or à l’aube du XVIIe siècle, la langue allemande, non unifiée géographiquement, était encore méprisée, en raison de sa dureté, sa rudesse et de son peu d’agrément à l’oreille. La confrontation avec des modèles étrangers permit ainsi de prendre conscience des spécificités de l’idiome national, d’en unifier les traits principaux, d’adoucir sa sonorité, et d’élargir la palette des formes littéraires traditionnelles (dont l’ode), en incluant notamment la forme moderne du sonnet. Des débats enflammés eurent lieu autour des nouveaux principes prosodiques énoncés pour la première fois de manière claire et prescriptive par Martin Opitz dans sa Poétique de 1624 (Das Buch von der deutschen Poeterey). Pour autant, à l’encontre d’une historiographie littéraire moderne prompte à monopoliser au profit des seuls poètes le mérite de l’invention du rythme dactylique, il convient de revaloriser le rôle majeur de la musique de danse, ici d’origine italienne (le Tanzlied léger et rythmé), à l’exemple des balletti de Giovanni Giacomo Gastoldi, pour la composition de chansons (I. Scheitler).

                Quant au XVIIe siècle, malgré l’impact désastreux de la guerre de Trente Ans (1618-1648), il vit l’émergence de nombreuses écoles du lied, liées aux centres des pratiques qu’étaient alors Leipzig, Dresde, Wolfenbüttel, Hambourg, ou depuis plus longtemps Nuremberg (avec la tradition du Meistersang), pour l’essentiel des milieux urbains. Les formes poético-musicales qui s’y développent en langue allemande s’enrichissent d’apports européensrant la seconde moitié du siècle, avec le retour de la paix, les pratiques du lied se généralisent et se consolident dans tous les milieux. Et presque tous les grands poètes allemands de l’époque dite « baroque » (en France, classique !) produisirent des textes destinés à être mis en musique.

                La première moitié du XVIIIe siècle,  une époque qui précède la première École de lied de Berlin, fut marquée par la réception des modèles français de poésies, placés sous le signe de l’anacréontisme. Cette acculturation délibérée est illustrée en Allemagne septentrionale par le grand nom de Friedrich von Hagedorn, qui collabora avec Georg Philipp Telemann. Si les chansons françaises étaient alors très appréciées (les Allemands ne tarissent pas d’éloges sur le goût des Français pour le chant et l’agrément de leurs mélodies), l’entreprise d’importation et d’adaptation se révéla pour le moins délicate, tant la production française en matière de textes poétiques était taxée de frivolité, voire d’immoralisme : les chansons galantes furent toujours trop suspectes dans l’espace germanique. Pourtant, la typologie des différentes sortes de chansons (à boire, à rire, tendres, galantes, comiques, à danser, airs sérieux et à boire, etc.) illustre la richesse quantitative et qualitative de la production. S’il y eut bien reprise et adaptation du modèle du point de vue formel, il y eut tout aussi nettement une volonté de s’en démarquer pour le contenu, le style et l’esthétique (K. Hottmann).

                À la fin du même siècle, la recherche musicale s’aventure alors dans des chemins de traverse, mais le mélange des genres qui se profile (entre Liederspiel, mélodrame, duodrame, déclamation etc.) n’est pas du goût de tout le monde. Les débats théoriques sur la musique et le poids du modèle français persistent chez Johann Friedrich Reichardt. Mettant alors en musique des poèmes de Goethe, le compositeur effectue plusieurs voyages en France et « reçoit » activement, donc commente, dans sa correspondance et de nombreux écrits, les réflexions de J.- J. Rousseau sur la déclamation et le récitatif, ainsi que la querelle qui l’opposa à J.-Ph. Rameau. Voyageur curieux et esprit expérimental, Reichardt synthétise ses réflexions sur l’art du lied et l’accompagnement pianistique (S. Douche).

                La France n’est pas le seul pays à fournir matière à théoriser le poème chanté. Une autre filiation est essentielle pour l’espace germanique : c’est celle de l’Écosse, qui proposa une mythologie alternative à travers le personnage exotique d’Ossian, pseuso-barde gaélique d’autrefois. Les poèmes publiés par James McPherson dans les années 1760, et bientôt traduits et largement commentés dans l’espace germanique (notamment par J.G. Herder, mais aussi par Goethe), eurent un écho sans pareil. Cette falsification géniale contribua à enrichir les questionnements esthético-musicaux, à fournir de nouveaux thèmes à la production poétique (la guerre, l’héroïsme, la « nation »), et à développer une sensibilité accrue pour l’expression « naturelle » et non savante des sentiments et émotions. L’« ossianomanie », phénomène de mode, fut un terrain propice aux expérimentations, contribua à assouplir le genre du lied au-delà des prescriptions formelles, tout comme elle enrichit le processus de constitution de patrimoines et de nations littéraires à travers la force des translations et le déploiement d’une riche intertextualité (souvent cryptée). Sur le plan musical, cette impulsion fut illustrée par des compositeurs demeurés mineurs, mais aussi par F. Schubert (J. F. Laplénie).

                La seconde partie, consacrée à l’Europe musicale du XIXe siècle, embrasse un large spectre, et traduit la vivacité des échanges, transferts et reconfigurations du lied.

                Le cas de Liszt, grand médiateur de Schubert en France et décidant de mettre en musique un poème magnifique de Victor Hugo, illustre un travail somptueux avec la langue, une langue étrangère qui plus est. Au-delà d’une simple adaptation de mots poétiques, c’est une œuvre autonome qui se créée, en plusieurs versions qui plus est, grâce à et aux côtés de la source d’inspiration. Liszt développe une sensibilité particulière pour les tonalités et couleurs de la langue française magnifiquement maniée par Hugo. Le résultat pose la question d’un genre transversal, tant il se situe aux frontières entre lied, mélodie et chanson, voire la romance et même le poème symphonique (V. Anger).

                La Scandinavie est encore trop peu souvent abordée par la recherche, pour des raisons évidentes d’accès aux textes. Pourtant, la production de lieder en langue suédoise y fut riche et précoce, dès le XVIIIe siècle, comme l’atteste le rôle essentiel que joua J.M. Bellmann, poète anacréontique et compositeur, pour la promotion de ce genre. Durant le long XIXe siècle, les modèles furent germaniques, et empreints de l’idéal romantique de simplicité et d’authenticité « populaire ». La seconde moitié du siècle, connue comme « percée nordique », vit de nombreux compositeurs suédois aller se former à Leipzig, au Conservatoire de musique créé par Félix Mendelssohn, et en rapporter de nouvelles impulsions stylistiques et formelles. Récemment, de grands artistes lyriques, en particulier Anne Sofie von Otter, ont contribué à la redécouverte et à la valorisation de ce patrimoine méconnu (G. Dazord et J. Obert).

                Il en va de même pour les « liederen » flamands, qui se situent au carrefour de différents courants, français et germanique en particulier, et participent de cultures limitrophes, parfois similaires, parfois concurrentes. Comme ailleurs en Europe, le passé musical fut redécouvert et mis à l’honneur dans cette région entre France et Belgique. Un patrimoine chansonnier flamand a ainsi été actualisé tout au long du XIXe siècle, favorisant une politique d’émancipation de minorités culturelles qui se réclamaient de la « chanson populaire » en flamand. En dehors des médiateurs et agents belges et flamands des transferts interculturels, à travers les traductions et adaptations, on retrouve les noms de Jacob Grimm et de Hoffmann von Fallersleben (L. D’hulst).

                La fascination pour le « chant populaire » (Volkslied) qui marqua, à la suite de Herder, le romantisme, et dont témoigne le succès phénoménal de l’anthologie Le Cor merveilleux de l’enfant (Des Knaben Wunderhorn) dû aux poètes Achim von Arnim et Clemens Brentano (1805-1808), se maintient durant la seconde moitié du XIXe siècle, tout en changeant de registre et d’orientation, particulièrement après l’échec de la Révolution de 1848. En France comme en Allemagne, des politiques culturelles ciblées, émanant de l’autorité politique, tentent de promouvoir la « chanson populaire » comme instrument d’éducation et de formation de la jeunesse, en la faisant fréquemment coïncider avec la « chanson nationale ». Dans la pratique, les « sociétés chorales », Liedertafeln ou orphéons connaissent une grande vogue, tandis que de nombreuses anthologies, aussi bien nationales qu’internationales, voient le jour. Lorsqu’on les compare systématiquement, les préfaces aux anthologies françaises et allemandes révèlent des concordances dans les conceptions des « chansons populaires » selon leurs auteurs ou éditeurs : elles y sont toujours présentées comme « naturelles », « saines », « authentiques », relevant d’un art spontané, brut, naïf, à l’opposé des factures savantes et érudites qui sont rejetées. À l’occasion, la France n’évite pas de renforcer sans complexe son autotype flatteur de « la nation la plus spirituelle de l’Europe », à l’esprit vif, léger, moqueur, caustique, « sans rivale dans aucune littérature étrangère », tandis que l’Allemagne cultive son esprit sérieux et moralisé (H. Schneider). C’est tout le paradoxe d’une internationalisation des pratiques, due notamment à la mobilité accrue des musiciens et artistes, et d’une nationalisation des contenus : les textes, leur interprétation, leur inscription dans un patrimoine, leur correspondance intime avec une identité.

                Une troisième partie est consacrée au tournant des XIXe et XXe siècles, qui illustre la fécondité extrême des circulations et brassages interculturels : de l’Europe, ils s’élargissent désormais à des contrées extra-européennes. Les compositeurs sont en quête de nouveaux substrats littéraires et de terres lointaines et inconnues qui soient en mesure de renouveler leur inspiration, leur style et leur esthétique, en les confrontant à de nouveaux enjeux, voire à des défis.

                Le moment du symbolisme, aussi essentiel en musique qu’en poésie, triomphe tout d’abord en France, avant d’être transféré en Allemagne. Ainsi les poètes Stefan George, très francophile, et Richard Dehmel puisent-ils largement chez les Français Verlaine et Baudelaire, tant par leurs traductions et adaptations que pour leurs propres créations. Dans le contexte du passage de la tonalité à l’atonalité, des compositeurs tels que R. Strauss, A. Webern, A. Schönberg ou le moins connu Conrad Ansorge s’emparent de ces textes, dans un style ésotérique qui rejoint la dimension mystique des poèmes (E. Schmierer).

                Quant à Alexandre Zemlinsky, il puise son inspiration très largement, chez de nombreux poètes européens, mais aussi au-delà, écrivains indiens renommés en Allemagne (R. Tagore), auteurs américains de la « Harlem Renaissance », voire auteurs d’Afrique. Grâce à l’explosion des frontières nationales se noue un véritable « dialogue oriental-occidental » qui a des incidences sur le langage musical et les stratégies de composition (H. Cao).

                Le cas de Mahler est différent, qui dans un contexte personnel fort triste, voire tragique, revient au lied en 1907 après avoir composé des symphonies ; mais se détournant de sa source principale jusqu’alors, les chansons du Cor merveilleux de l’enfant, il choisit des poèmes exotiques, pseudo-chinois, pour exprimer une sensibilité aigue et atteindre à une forme d’universalité. L’exotisme des textes lui permet de mieux supporter sa détresse personnelle (J. J.  Velly).

                On notera que ni pour Zemlinsky, ni pour Mahler, la connaissance des langues étrangères n’est un pré-supposé sine qua non. Au contraire : le choix délibéré de textes poétiques exotiques est dû à une forme de résonance intime avec leur état psychique respectif.

                Une quatrième partie, plus brève, revient sur des questions importantes de déterminations génériques et de terminologie.

                Tout d’abord à travers des considérations sur la proximité et la divergence entre le lied et le sonnet, deux formes poétiques voisines, parentes et semblables, sonnantes et chantantes toutes les deux, qui pourtant se séparent radicalement, comme le montre l’exemple de sonnets de Pétrarque, relus, traduits et remis en musique par les Romantiques allemands (Ph. Marty).

                Quant à l’histoire du terme de lied et de ses diverses acceptions, l’étude de son entrée dans les vocabulaires, lexiques et dictionnaires d’Europe au XIXe siècle et des différentes typologies élaborées met en lumière les divers narratifs sous-jacents, impliqués par les orientations des spécialistes, tantôt compositeurs, tantôt lexicographes, tantôt poètes. En effet, si elles se veulent purement factuelles, ces définitions valorisent délibérément (ou non) certains pays, certaines périodes, dans une démarche parfois téléologique (comme pour d’autres genres poético-musicaux, tel l’opéra), et toujours identitaire. Au-delà de la multiplicité troublante des acceptions du terme, non dénuées d’incohérences et contradictions, on perçoit la richesse et la plasticité du genre, par-delà les frontières et les époques (C. Vander Hart).

                En guise d’épilogue, J.F. Rouchon, artiste lyrique et professeur de chant, propose une synthèse de son expérience d’enseignant du lied auprès de jeunes artistes, souvent issus de cultures extra-européennes, pour qui l’apprentissage du lied en langue allemande et la maîtrise de ses subtilités d’élocution et d’intonation peuvent s’avérer un défi ardu, sans oublier la connaissance indispensable d’un arrière-plan culturel spécifique qui leur est largement étranger. En ce début de XXIe siècle où les échanges et rencontres sont accrus, la dimension interculturelle  explique la fertilité remarquable des réflexions et expérimentations collectives, sans négliger l’apport des nouveaux outils informatiques, qui permettent une meilleure préparation des artistes.

* * *

                Au terme d’une aventure aussi longue que semée d’obstacles, il reste à exprimer toute notre gratitude à celles et ceux qui furent la cheville ouvrière du projet et contribuèrent à sa réalisation : Capucine Echiffre, Sylvie Le Moël, Stéphane Pesnel, et bien sûr à tous les intervenants, pour la richesse de leur apport. Nos remerciements vont également aux collègues et membres de la direction de l’UMR IReMus (Cécile Davy-Rigaux et Nicolas Dufetel) pour l’appui qu’ils ont bien voulu accorder au colloque, à Sylvie Douche pour son aide précieuse, ainsi qu’aux partenaires institutionnels, Sorbonne Université, la Maison Heinrich Heine de Paris, ainsi que le DAAD (Office allemand d’échanges interuniversitaires) et le FCA (Forum culturel Autrichien).

                Quant à la présente publication, nous sommes redevable à la direction de l’équipe REIGENN, en particulier à son directeur Bernard Banoun, pour le généreux soutien financier octroyé.

                Last but not least : toute notre gratitude va à Laurine et Claude Quetin, relecteurs attentifs, dont les remarques pertinentes et la patience ont permis à l’ouvrage de voir le jour.


Marie-Thérèse Mourey,    Paris, Sorbonne Université, Lettres














 



  

Préface

The musical song book of Jena (14th century) represents the oldest and largest corpus of lyrical pieces in German with musical notations. While it is widely accepted that the German lyric derived inspiration from the French and Occitan traditions, we will show the originality in the modality of the German composition. In order to do so, we present the principles of poetic and musical strophe construction (metric, syntax, cadences), and the links between language and music, between textual accents and musical construction; between the tone of the language and the sound of the music; as well as between the textual accents and the (unwritten) rhythm, insofar as we are able to reconstruct it.




  

Christelle Chaillou

Delphine Pasques

Lyrics of the „Renaissance“ do not enjoy high reputation amongst scholars of German literature. However, between 1580 and 1630 poet-musicians enriched vernacular poetry with lyrics fitting musical imports from Italy – be it translations or newly written song-texts. The lucid homophonic settings of Gastoldis “balletti”, especially his Galliardas, encouraged German artists to remember three-syllable metrical forms. Their songs were wide spread and long lasting; their typical metrical schemes can still be found in the 19th century. Main-stream prejudices declaring August Buchner to be the one who “invented” or first “introduced” the dactylic meter should be replaced by appreciation for the achievements of poet-musicians, whose lyrics unduly fell under the verdict of being backwoods.




  

Irmgard Scheitler

Around 1700 the German history of song took a special development, which research has not been able to explain satisfactorily until now. In the fifty years between 1680 to 1730 hardly any secular song book with musical notation was published in Germany, whereas in France and England the market was flooded with countless prints of songs like airs and chansons. As the interest in the genre becomes revitalized after the so-called »liederlose Zeit« (period without songs) – in Hamburg, Leipzig and a little later in Berlin – the poets and composers turned to France for inspiration.  Nonetheless, they also wanted to create their own artistic solutions. This chapter focuses on Friedrich von Hagedorn, who was the chief song poet in Hamburg. His poems were perceived throughout Germany und he was also the German poet, whose lyrics were set to music most often in the 1740ies and 1750ies. He also translated French poetry, for example from the Nouveau Recueil de Chansons Choisies (8 Volumes La Haye 1723–1743). The analysis of some songs shows how Hagedorn modified the French texts and which strategies of musical composition the French and German composers – among them Jean Baptiste de Boësset and Johann Valentin Görner – have chosen to interpret the specific spirit of this galant or enlighted poetry.



  

Katherina Hottmann

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Autres articles

From the volumes of Goethes Lieder, Oden, Balladen und Romanzen (a hybrid composition), this article goes back in time to Reichardt’s musical declamation production as seen within the Germanic context of absorbing French ideas, in particular those from Rousseau whose reflections – evaluating national musical potentials (French, German, Italian) – had a real impact on Reichardt’s music. We will thus discover an inter-cultural dialogue on the fundamental issues of language in music that were the subject of many pre-romantic debates. Through the musical and literary works of both, we will discover that common convictions and fascinations bring together the French philosopher and the German composer, who had adhered to pre-revolutionist ideas and who was to follow a path of thought comparable to that of Rousseau.





  

Sylvie Douche

From their first publication in 1760, the poems of Ossian, a Scottish bard of the third century whom James Macpherson claimed to have edited and translated, had a European trajectory which was both intercultural and transmedial. This reception was particularly strong in Germany, mainly due to the earliness, number and stylistic diversity of the translations, to their critical echo (notably in Johann Gottfried Herder’s works) and to their impact on leading literary works (notably The Sorrows of Young Werther in 1774).This fascination also affected German composers and gave rise to three phases of Ossianic settings: first with Johann Rudolf Zumsteeg and Johann Friedrich Reichardt in the period 1776-1806, then with Carl Friedrich Zelter and Franz Schubert around 1815 and finally with Johannes Brahms and Ferdinand von Hiller for the post-1830 period. However, these texts raised major aesthetic questions for composers. On the one hand, by staging a bard accompanied on the harp and singing the glory or mourning of Scottish heroes, they question the issue of music and song. On the other hand, their highly dramatic contents, their frequent discontinuities and the diversity of emotions they depict, question the limits of the lied genre as it was defined in the mid-eighteenth century. By providing texts for lieder, short forms of accompanied melody, Ossian forces composers to redefine generic boundaries and to hybridize genres, thus opening the lied to both ballad and cantata forms, with recitatives and arioso for the latter. Even beyond Schubert, an Ossianic tinge remains in these lieder, which combine Celtic local colour, a certain musical archaism and borrowings from the fantastic and ghostly ombra style.









  

Jean-François Laplénie

Liszt wrote a Lied on a French text by Victor Hugo, Oh ! quand je dors. Its musical style and construction are very new. The composer’s treatment of text and voice is totally involved in the development of the fourth interval, in the logic of the future «poème symphonique». Hugo’s text probably inspired this way of writing, which goes far beyond the simple concern for illustrating words. Liszt wrote two versions of his work, and added an instrumental version for piano only. The titles hesitate between mélodie, chanson and Lied. Oh ! quand je dors can thus be said to illustrate one of the most original ways of considering the Lied in the 19th century.





 


  

Violaine Anger

In this paper, we explore the production of Swedish lieder before the better-known period of the late nineteenth century known as “genombrott” or Nordic breakthrough. Although Swedish lieder before 1850 have not received sufficient attention, a closer look shows that the genre already played an important role in Swedish musical life. There had been a considerable production of Swedish-language lieder since the eighteenth century. In this body of work, lieder by J.M. Bellman, a very popular anacreontic poet and composer, played an important role.


We interpret the Lied aesthetic of the romantic generation in Sweden as an original combination of Bellman’s influence and later romantic ideals both of popularity and simplicity, drawn from German romanticism. This specific aesthetic was adopted mostly by amateur composers, poets who aimed at a more comprehensive kind of art than poetry alone could produce. The early Swedish lied should be understood as being mostly the work of writers and poets who saw in the genre the potential for a small-scale Gesamtkunstwerk.







  

 Gilles Dazord

Julie Obert

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