Nombreux sont les critiques, musicologues et musiciens qui se sont intéressés à Gluck afin de le présenter comme « le » réformateur du théâtre lyrique dans l’Europe des Lumières, l’initiateur de la dramaturgie musicale du XIX° siècle, ou pour communiquer l’enthousiasme qu’a suscité en eux un aspect de son œuvre, plus particulièrement les ouvrages lyriques écrits à Paris. Dans son introduction à un recueil d’articles sur le compositeur regroupant les tendances majeures de la recherche après 1945, Klaus Hortschansky soulignait en 1987 à quel point Gluck fait exploser les limites de la musicologie traditionnelle de par l’ancrage de sa création dramatico-musicale dans un contexte européen où les changements de paradigme sont aussi bien philosophiques qu’esthétiques et littéraires. Il appelait alors de ses vœux la poursuite de cette recherche dans une collaboration interdisciplinaire propre à montrer l’imbrication entre la création de Gluck et les débats de son temps. On peut constater que cet appel a largement été entendu ces dernières années, caractérisées par une dynamisation de la recherche, en particulier dans le cadre de la série Gluck-Studien publiée chez Bärenreiter. En outre, la création en 2005 d’un festival Gluck triennal à Nuremberg, « entre Bayreuth et Salzbourg » ne peut qu’encourager la redécouverte d’œuvres délaissées voire encore inédites, en même temps que renforcer l’intégration des œuvres de Gluck dans le répertoire du théâtre musical européen.
Car c’est bien cette dimension européenne qui est au cœur du regain d’intérêt pour le compositeur et contribue à l’élargissement de la perspective méthodologique. Elle explique le titre du dernier volume des Gluck-Studien paru en 2009, Gluck der Europäer (Gluck l’Européen) et donne sa justification à un recueil d’articles publié en 2010. Selon l’éditrice, il ne s’agit pas seulement de se pencher sur « Gluck et sa musique » au sens étroit du terme, mais de cerner la personnalité, l’œuvre et sa résonance dans un contexte culturel européen global. Cette notion d’un espace culturel européen s’impose elle aussi dans les études historiques, littéraires et philosophiques récentes sur le XVIII° siècle qui tendent à affranchir leur objet d’étude des limites de « l’espace-nation » forgé au XIX° siècle. Le genre lyrique est un espace spécifique, mais particulièrement perméable aux échanges esthétiques, littéraires et artistiques. Les déplacements des musiciens, compositeurs, instrumentistes et chanteurs dans l’Europe des Lumières ont contribué à des phénomènes de métissage culturel et ainsi favorisé une approche nouvelle de l’art lyrique et de ses fondements, mais ces mouvements ont pu également engendrer une méfiance à l’endroit d’un effacement possible de différences nationales déjà établies. Parallèlement à l’idée d’une culture cosmopolite apparaissent alors des phénomènes de concurrence entre peuples, tandis que la question d’un génie transcendant ces contingences nationales se pose. Comment concilier les réussites propres aux arts étrangers aux composantes supposées irréductibles d’une « nation » culturelle ?
S’intéresser à Gluck dans ce contexte mouvant permet de poser le problème de l’appréciation et de la reconnaissance européenne de l’artiste à l’époque des Lumières et celui de leur mise en perspective ultérieure, du romantisme à la fin du XX° siècle. Il s’agit d’éclairer les nouveaux itinéraires européens qui les conditionnent et de comprendre aussi le poids des espaces traditionnels de reconnaissance (l’Italie, Paris et Vienne). Il s’agit enfin de cerner les instances (cours, théâtres) mais aussi les réseaux qui l’accompagnent (littéraires et publicistiques). Une étude de ce compositeur permet de mesurer ce que fut le cosmopolitisme musical européen à la veille de la Révolution française. Il revendique dans son œuvre la perméabilité des genres et la nécessité d’échanges musicaux et textuels en affirmant : « J’envisage de produire une musique propre à toutes les nations, et de faire disparaître la ridicule distinction des musiques nationales ». A l’instar d’autres contemporains, il se dit « citoyen du monde ». Mais l’utopie d’un opéra supra-européen qui intègre tous les genres du théâtre musical est confrontée à l’importance des traditions opératiques nationales et se nourrit de la tension entre tradition et innovation. On peut donc se poser légitimement la question : à quelle sphère culturelle appartient vraiment sa musique ?
L’activité et la pensée musicale de Gluck concilient des éléments de stabilité (le langage articulé d’une part et les sons musicaux de l’autre), des contradictions (l’universalité de la musique contredite par l’émergence de cultures nationales), ainsi que des idées nouvelles (la notion d’imitation remplacée par celle d’expression), le développement de la musique instrumentale devenant un facteur privilégié des tendances novatrices. Les conséquences d’une telle réflexion sont capitales en ce qui concerne l’opéra : de genre littéraire il est devenu un genre proprement musical. Gluck, répondant aux aspirations des Encyclopédistes, a su mettre en place une nouvelle écriture musicale de la scène et initier un maniement original des timbres, éloigner l’ouvrage lyrique de la tragédie en musique à la française. Il a également contribué à l’élaboration d’une conception de la musique se suffisant à elle-même pour toucher le spectateur. Il a ainsi favorisé une nouvelle écoute de la musique.
2011
Les Lumières et la culture musicale européenne :
C.W. Gluck
Préface