Il serait naïf ou présomptueux de prétendre faire le tour de la question des relations qu’un texte peut entretenir avec la musique dans une œuvre vocale en l’espace d’un simple numéro de revue. Nulle synthèse théorique, dans son maximum de généralité, ne sera proposée ici, ni même seulement esquissée : le problème est trop vaste pour qu’on s’y essayât (alors que quantité d’ouvrages lui ont déjà été consacrés). Aussi avons-nous choisi de livrer une série d’aperçus fragmentaires, non nécessairement homogène, à seule fin d’amorcer une réflexion qui sera poursuivie dans de prochains numéros, en la recentrant sur l’intitulé : « Le compositeur face au texte ». Un tel énoncé pourrait évoquer un combat singulier, duquel on ne sait trop qui sortirait vainqueur ! A moins qu’il ne suggère l’idée de la perplexité dans laquelle peut se trouver un compositeur ne sachant trop quoi faire, au départ, du texte qu’il a sous les yeux et dont il aimerait pourtant s’emparer : comment composer avec la matérialité d’un texte déjà écrit, porteur d’un contenu sémantique déterminé, régi par ses propres lois grammaticales et syntaxiques ? La question du choix est décisive et c’est cet aspect qui a retenu l’attention des contributeurs de ce volume : pourquoi tel ou tel texte est-il choisi ? en fonction de quels critères et dans quels buts ?
Comment expliquer, par exemple, la faveur qu’ont eue certains sujets littéraires dans l’histoire des arts ? Cela semble être le cas de l’histoire des Horaces et des Curiaces, empruntée à l’Antiquité, qui fournit le sujet de nombreuses réalisations artistiques au fil des siècles, reconquérant à chaque fois une actualité et des significations nouvelles en fonction, bien sûr, du contexte historique dans lequel l’œuvre est appelée à s’inscrire, mais aussi en fonction de l’imaginaire créateur qui s’approprie le récit connu de tous pour le faire revivre sous un jour singulier, dans l’immédiateté de son action dramatique, sans pour autant effacer la distance qui lui confère son caractère d’étrangeté. Comment le texte de Tite-Live est-il ressaisi et réinterprété dans le domaine de l’opéra à la fin du XVIIIème siècle ? Plus généralement, qu’est-ce qui a bien pu susciter un regain d’intérêt pour cette légende romaine dans l’Europe des Lumières ?
Une même œuvre scénique, par la transformation de son intrigue et la réduction du nombre de personnages, peut se présenter sous différents visages surtout quand son livret est traduit en langue étrangère : le caractère et la signification qui s’en dégagent sont alors fonction de la transposition à laquelle le texte est soumis, acquérant certaines connotations étroitement liées au nouveau contexte culturel qui l’accueille (la reconnaissance de ces connotations est pour beaucoup dans la connivence que certains ouvrages lyriques parviennent à établir avec le public). Non que cette adaptation soit spécifique aux ouvrages destinés à la représentation ; il peut arriver que, dans une œuvre vocale conçue pour le concert, le compositeur s’essaye à mettre en musique un texte dans une langue étrangère et doive faire face à des difficultés d’ordre prosodique l’amenant à réajuster, au prix de certaines modifications significatives, l’écriture mélodique et rythmique qu’il eût spontanément adoptée s’il n’avait fait le choix de l’altérité linguistique. Il existe aussi le cas du compositeur (italien) qui se trouve confronté à une langue (l’allemand) qu’il maîtrise mal. Qu’en est-il également, lorsque le texte choisi est écrit dans une langue archaïque dont le sens n’est plus intelligible (à moins de disposer d’une traduction ou d’une notice explicative) ? Le compositeur connaît-il toujours exactement la provenance et le contenu sémantique déterminé du texte qui a retenu son attention ? Il peut être intéressant de remonter jusqu’à la source en se livrant, en quelque sorte, à une « archéologie du savoir », afin de mieux comprendre les motivations profondes du compositeur : dans quelle mesure la connaissance érudite a-t-elle favorisé l’imagination créatrice ? Dans certains cas, le texte mis en musique oppose une résistance (salutaire ?) à toute tentative de compréhension immédiate. Il s’offre et se dérobe à la saisie dans l’écoute : présence énigmatique qui ne peut être appréhendée que sur le mode du questionnement. Or le texte musical peut porter, lui aussi, un sens second qu’il convient d’essayer de déchiffrer en perçant à jour les opérations par lesquelles le musicien inscrit, dans la partition, un contenu implicite sous la forme de symboles cryptés : c’est ainsi qu’un texte mis en musique « dit », parfois, tout autre chose que ce que les mots expriment par eux-mêmes. Il s’opère alors une transmutation dans l’œuvre vocale qui requiert, plus que jamais, un effort de participation attentive : la conjonction texte - musique en appelle à notre interprétation.
Au cours des cinquante dernières années, on a vu de nombreux musiciens faire le choix d’écrire eux-mêmes leur texte afin que celui-ci corresponde à la conception dramaturgique qu’ils souhaitaient mettre en œuvre. Le livret peut être conçu comme un « collage » de fragments provenant de sources très diverses (l’opéra favorise le déploiement de l’intertextualité) ou être arrangé et réécrit par le compositeur qui, en contrôlant de près l’élaboration du matériau verbal, devient dans les faits l’unique auteur de l’œuvre et conserve ainsi la haute main sur la totalité du processus de production artistique. Que la responsabilité créatrice incombe à une seule et même personne ou qu’elle se dissolve dans un matériau composite tendant vers l’anonymat, c’est bien la question de l’autorité (singulière ou multiple, renforcée ou diffractée) qui détermine la nature spécifique de la conjonction du son et du verbe - conjonction toujours précaire de laquelle émerge l’œuvre avec plus ou moins de bonheur.
2005
Le compositeur face au texte
Préface